Une histoire d’épinette
Le dernier joueur d’épinette ?
C’est un petit homme propret, alerte encore malgré ses 74 ans bien sonnés, et que l’on rencontre parfois, le dimanche dans un café du centre, jouant allègrement de son instrument.
Il est le dernier, sans doute, des joueurs d’épinette, cet instrument vieillot, aux sons duquel dansèrent jadis, au Grand Siècle, marquis poudrés et belles dames aux atours somptueux…
Le vieux joueur lui a conservé tout son attachement; il faut le voir caresser de ses doigts noueux le cher instrument qu’il a d’ailleurs confectionné lui-même, avec des soins attentifs…
Gustave DESMONS, tel est son nom, est un Roubaisien de vieille souche qui vit le jour en 1864, Grand’Place, son père barbier et cabaretier, possédait jadis son échoppe et un atelier d’ourdissage. C’est là qu’il grandit; la conscription l’épargna et il ne lui vint jamais à l’idée de quitter l’ombre de son clocher. Si plus lointains voyages furent La festingue et Herseaux où il allait de temps en temps faire sa provision de tabac belge.
Il se maria, eut quatre enfants, et vieillit ainsi doucement, sans beaucoup s’en apercevoir, bercé par les accords surannés de son épinette.
Comment il choisit cet instrument ? Il ne sait plus. Il lui semble que toujours il sut jouer de l’épinette. Ce n’est pas un artiste, bien sûr, ni un virtuose. Il est beaucoup plus que cela : un fervent, et son répertoire ne comporte pas moins de 580 morceaux !
Il est éclectique dans ses goûts, et ses « exécutions » vont du grand air de « La Traviata »… à « la valse à Julot ». Il n’est pas musicien non plus, et les premiers éléments du solfège lui sont même inconnus.
– Seulement voilà, dit-il d’un air entendu, « j’ai de l’oreille… »
Et il lui suffira d’ouïr une ou deux fois tel ou tel air pour que celui-ci reste gravé dans sa mémoire.
Naturellement il ne faudra pas lui demander une interprétation rigoureuse de la partition. Il a d’ailleurs le classicisme en horreur et il aime donner à ses airs une personnalité parfois assez inattendue. C’est ainsi que l’ouverture de « Poètes et Paysan » se voit, ceci de-là, agrémentée de petites variantes que Suppé n’avait certainement pas prévues.
– On est artiste ou on ne l’est pas… pas Vrai ?
Gustave DESMONS est son propre facteur et, tout tomme le luthier de Crémone, il cherche inlassablement de nouvelles sonorités. Son rêve serait d’imiter parfaitement – en tonalité et en puissance – le piano mécanique, le crin-crin, son grand ennemi.
Aussi ne pouvant y parvenir par le simple moyen de l’épinette, il y a adjoint tout un système de grelots dont il arme ses poignets.
Il faut le voir alors se trémoussant comme un beau diable, faire du bruit comme quatre !
Ile est son propre facteur, avons-nous dit. Mais il ne dédaigne pas, à l’occasion, d’exercer pour autrui ses petits talents de luthier.
– Mais sur commande seulement, ajoute-t-il ».
Il se contente de peu, et pour soixante francs il fabrique, dans sa petite maison de la cour Lefebvre, rue Notre-Dame des Victoire à Roubaix, une excellente épinette du genre dit « des Vosges ». Il ignore totalement, d’ailleurs l’existence des épinettes à clavier. Quelques planchettes de sapin, quelques cordes à violon et divers ustensiles lui suffisent pour « monter » une épinette qu’il enjolivera ensuite de mille fioritures de son cru.
– Seulement voilà, les clients sont rares, très rares, constate-t-il en hochant la tête.
Maintenant il nous faut dire que ce grand méconnu ne joue pas seulement pour l’amour de l’art. Chômeur depuis six ans, il tire de son épinette quelques ressources qui viennent agréablement soutenir son modeste budget.
Le samedi soir, le dimanche, les jours de fêtes, son épinette sous le bras, il déambule en ville, entrant ici ou là, dans un café accueillant.
Et attendrissant à force de naïve fierté. Il « régale » les consommateurs d’une Audition. Il lui est même parfois arrivé – bonheur suprême – que le jazz de l’établissement se mit de la partie, et c’est alors un véritable récital qu’il offrait à l’assistance. Puis, casquette à la main. il fait le tour de l« honorable société », recueillant force gros… et petits sous.
– Oh ! vous savez, dit-il d’un air désabusé, les « cachets » ne sont jamais bien gros : dix francs le dimanche, sept ou huit francs en semaine…
Tel est Gustave Desmons, le dernier joueur d’épinette qui, si vous le désirez jouera pour vous « O sole mio » ou « j’ai perdu mon pantalon »…
Documentation
Fac similé de l’article du grand almanach du journal de Roubaix (format PDF)
Plus sur l’épinette : Le site de Christophe TOUSSAINT
Sources :
J’ai déniché ce document aux 10ème forum culturel et patrimonial du Pays de Ferrain. Le thème en était
«Musique et chants Pays de Ferrain» qui s’est déroulé en novembre (ce devait être en 2007) à Linselles.
Je n’en possède pas l’original mais j’ai pu obtenir les photos ci-dessous, tirées du «Grand Almanach illustré» du journal de Roubaix 1939